le 31 janvier 2006
Algirdas Daugelis avait très peu dormi mais, de l'extérieur, cela se voyait à peine. Seule une pâleur du visage un peu plus prononcée qu'à l'ordinaire pouvait le laisser paraître. Il était rasé de près, assis à son bureau et il semblait consulter un dossier ouvert devant lui. Mais sa pensée était ailleurs. On frappa à la porte.
« Entrez !
- Mes hommages, lieutenant !
- Repos, sergent. »
Algirdas Daugelis se leva, prit avec lui le dossier sur lequel ses yeux étaient arrêtés et rejoignit le sergent Du Lys dans le couloir.
« C'est bien en salle de réunion ?
- C'est cela, sergent.
- Vous êtes nerveux ?
- Non.
- Pourquoi vous avez pris des dossiers ? J'ai rien pris moi.
- Oh ... c'est tactique. »
Aléonore Du Lys, elle, était visiblement nerveuse. Elle laissa au lieutenant le soin d'ouvrir la porte de la salle de réunion et d'y entrer en premier. Amanda Peterson était déjà là, évidemment. Calvin Prescott, son assistant, se tenait à sa droite; il avait lui aussi apporté des dossiers. Il fit un petit signe de bienvenue discret aux deux arrivants.
« Lieutenant, sergent, prenez place.
- Merci, madame. »
Les deux officiers s'assirent à la gauche de la directrice. Il y eut un moment de silence. On n'entendait que le bruit continu des climatiseurs.
« Bon ... Je crois qu'il est temps de faire le point. Je reviens d'un entretien au Secrétariat à la Défense et, comme vous devez vous y attendre, on n'est pas du tout content du travail de notre service ! L'adjoint Stephens a eu les mots les plus durs pour notre incompétence à traiter convenablement cette malheureuse affaire dans les Crevasses.
- Ouais bah l'adjoint Stephens, j'aurais bien aimé le voir à combattre des créatures en pierre ou en lave au milieu de nulle part, moi !
- NE M'INTERROMPEZ PAS, SERGENT !, hurla Peterson en tapant du poing sur la table avec violence. »
Le lieutenant Daugelis remonta ses lunettes qui glissaient un peu le long de son nez. Prescott contracta un peu ses lèvres. Le sergent Du Lys baissa la tête devant le regard furieux de Peterson.
« En l'occurrence, Stephens est là pour nous donner des ordres, pas pour aller faire le guignol sur le terrain ...
- Le guignol ..., ne put s'empêcher de dire le sergent.
- Parfaitement: LE GUIGNOL ! Je ne vois pas comment appeler autrement qu'un travail de guignol ce qui s'est passé dans les Crevasses il y a deux jours ! Cela fait des mois que ce service consacre d'importantes sommes d'argent et beaucoup de son temps à mener à bien cette affaire, nous parvenons enfin à localiser Tobias Wincott et vous salopez toute l'affaire de telle façon qu'on ne voit vraiment pas comment on pourrait la récupérer.
- Ca m'fait bien marrer tous ces cons, le cul vissé sur leur fauteuil qui viennent vous donner des leçons ...
- Sergent, taisez-vous, dit sèchement le lieutenant. »
La tension était palpable dans cette grande pièce presque vide. Aléonore Du Lys ne tenait pas sur sa chaise tant elle était offusquée par les propos de la directrice et Peterson respirait bruyamment. L'insubordination la mettait hors d'elle.
« Toujours est-il que cette affaire nous est retirée, poursuivit Amanda Peterson. Le Secrétariat à la Défense la confiera à un autre service. Nous n'avons rien à dire. Estimons-nous heureux qu'ils n'aient pas décidé de liquider purement et simplement le service. »
Le lieutenant Daugelis fit entendre un petit claquement de langue de désappointement.
« Ce n'est pas très rationnel. Certes, nous avons échoué à libérer Wincott de cette caverne mais nous avons toujours de nombreux réseaux actifs dans les Crevasses. Et il nous a fallu des mois pour les constituer. Si un autre service reprend l'affaire, il va devoir repartir de zéro.
- Quand on voit le résultat final, on se demande s'il ne vaut pas mieux repartir de zéro, lieutenant. Ce ne sont pas vos fameux ''réseaux'' qui ont sorti Wincott de là où il se trouve. Pendant ce temps-là, les précieuses informations qu'il possède nous manquent toujours.
- Il ne faut pas tout confondre, madame. L'échec de la mission est un problème opérationnel de contact, cela n'a rien à voir avec la préparation logistique et informationnelle.
- ''Un problème opérationnel de contact'', ça veut dire que vous ne savez pas diriger vos hommes ou que vous n'avez pas su conduire la mission à bien ? »
Le sergent remua fortement sur son siège mais le lieutenant ne la laissa pas prendre la parole et poursuivit.
« Cela signifie que je fais ce que je peux avec les hommes qu'on me donne, qui ne sont en rien des soldats et qui ont, certes, des qualités offensives remarquables mais un sens de la discipline et de la tactique très faible.
- Mais depuis que vous êtes entré dans ce service, lieutenant, je n'arrête pas d'entendre vos jérémiades concernant les hommes qu'on vous confie. Vous attendiez quoi de la part de criminels et de sociopathes ? Je me demande vraiment de plus en plus si vous êtes à votre place ici.
- Je vous laisse en juge, madame. Si mes avis étaient un peu plus écoutés lors des recrutements, nous rencontrerions certainement moins de problèmes lors des opérations.
- Si vos avis étaient plus écoutés, nous aurions au mieux deux agents avec nous, et encore. Il serait grand temps de savoir vous remettre en question et de travailler à améliorer votre équipe, lieutenant, si vous ne voulez pas définitivement passer pour un incapable. C'est exactement ce que pense Stephens, d'ailleurs, lâcha perfidement Peterson avec un mauvais sourire. »
Le lieutenant se tut et plissa un peu les yeux. Le sergent Du Lys le regardait et elle ne supporta pas de le voir ainsi maté par cette brute de Peterson.
« Le lieutenant n'a rien à se reprocher, Peterson. Et si vous lui lâchiez un peu les couilles et que vous n'essayiez pas d'entraver son travail, ça tournerait bien mieux dans ce service !
- MADAME Peterson, sergent ! Quant au fait que ce service tourne, je m'en charge ! Et la première bonne décision que je vais prendre pour qu'il tourne mieux, c'est de vous virer immédiatement. Vous allez gagner un voyage gratuit pour une base pourrie du Nevada où vos talents seront utilisés au mieux à réparer des jeeps ou à laver les chiottes !
- Salope ! »
Aléonore Du Lys s'était levée et sa peau s'était couvert instantanément d'une couche pierreuse. Prescott poussa un cri et Peterson saisit immédiatement le téléphone à sa portée sur la table de réunion. Le sergent Du Lys abattit ses poings gigantesques couverts d'une gangue minérale sur la table et la brisa. Mais elle s'arrêta dans son mouvement. Près de son visage dansaient des particules noirâtres qui semblaient animées d'une vie propre.
« Que ... qu'est-ce que vous faites, lieutenant ? J'ai du mal à respirer.
- Je vous empêche de commettre une erreur, sergent. Reprenez votre forme normale tout de suite ... »
Le sergent s'exécuta, à regret, et Daugelis fit disparaître lentement les petits nuages de suie qui la faisaient suffoquer. La température dans la pièce s'était élevée. Deux agents de sécurité armés y pénétrèrent.
« Caporal Moore, mettez le sergent aux arrêts, je vous prie, dit le lieutenant.
- On s'occupera de son cas plus tard, grinça Peterson.
- Bien, lieutenant !, dit le caporal Moore. »
Le sergent Du Lys suivit les deux agents de sécurité sans faire d'histoire. Quand elle se retourna, elle crut remarquer sur le visage du lieutenant, d'habitude si inexpressif, quelque chose comme un sourire de reconnaissance.
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